Éric Filiol – cyberguerre et souveraineté Technologie

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L’Agence Info Libre est allée à la rencontre d’Éric Filiol, ancien militaire et actuellement directeur du laboratoire de cryptologie et de virologie opérationnelles à l’ESIEA (École Supérieure d’Informatique, Électronique, Automatique, à Laval), pour nous aider à comprendre ce qu’est le « cyber » et la « cyberguerre ». Nous avons profité de cet entretien pour revenir longuement sur l’état actuel de la souveraineté de la France vis-à-vis des États-Unis. Éric Filiol nous livre son jugement sans concession sur ce point.

Retrouvez toutes les informations et les actualités d’Éric Filiol sur sa page personnelle.

Aller plus loin avec le rapport du Sénat sur la sécurité numérique.

Retrouvez également notre entretien avec Fabrice Epelboin.


Vidéo de notre entretien avec Éric Filiol

Enregistrée le 22 juillet 2015


Script de notre entretien avec Éric Filiol

Propos recueillis par l’Agence Info Libre le 22 juillet 2015.

Présentation d’Éric Filiol et de son parcours

Agence Info Libre: Bonjour Éric Filiol, merci d’avoir accepté cet entretien avec l’Agence Info Libre. Vous êtes un ancien militaire et directeur de laboratoire à l’ESIEA. Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Éric Filiol: Je suis de formation scientifique, maths et informatique. J’ai fait mon service militaire, je m’y suis plu et j’y suis resté 22 ans. J’ai quitté l’armée en 2009, un peu contraint et forcé mais l’armée réduit ses effectifs régulièrement. Je n’ai pas travaillé qu’à la DGSE, j’ai fait ma première partie de carrière en régiment, dans l’infanterie. Pour moi, c’est important de le préciser parce que cela a contribué fortement à ma culture scientifique et à ma façon de conduire la recherche. C’est important, parce que l’expérience humaine que j’ai eue en régiment m’a été extrêmement profitable dans la direction humaine d’une équipe de recherche, et puis comme discipline personnelle, c’est important. Après j’ai été dans le monde du renseignement (DGSE), que je n’ai jamais vraiment quitté puisque j’ai travaillé en cryptographie et dans le domaine des virus, avant que ce soit à la mode, sur la conception et l’analyse de virus et bien sûr les solutions antivirales. Tout cela m’a amené progressivement à m’intéresser au concept de cyberattaque, il y a des années, avant que ce soit devenu la mode qu’on connaît. Après, j’ai fait des années de recherche et d’enseignement dans une école d’application de transmission. J’ai ensuite quitté l’armée et remonté le même laboratoire, l’uniforme en moins, ici dans une école d’ingénieurs à Laval. Quand je dis la même chose, je n’exagère pas puisque notre laboratoire est une zone sécurisée, sous tutelle de l’état, donc double tutelle « ministère de la défense » et « ministère de l’intérieur », ce qui me permet de mener des recherches orientées sécurité mais avec la vision de l’attaquant.

Il y a deux raisons à cela. L’attaquant a toujours l’avantage. Finalement, celui qui défend se voit contraint d’être toujours dans une situation de réaction. On le voit bien quand on découvre une vulnérabilité, elle est exploitée puis on applique le correctif. Dans à peu près 90% de notre recherche, on se dit que si finalement on adopte ce point de vue, on peut se créer l’opportunité de ce temps et se dire : « maintenant que je sais comment je pourrais être attaqué, parce que j’ai pensé comme un attaquant, je suis peut-être en mesure avant que cette pensée soit réellement exploitée, je peux imaginer comment mieux me protéger, et par voix de conséquence, comment mieux protéger les autres. » La vision de l’attaquant, c’est se ménager ce temps d’avance, ce qui est intimement lié au métier de chercheur. Le métier de chercheur crée la connaissance, donc l’attaquant et le chercheur ont finalement la même philosophie.

Après, pour 10% de ce que nous faisons, il y a des choses qui ont pour finalité uniquement l’attaque, parce que les législations des pays du G20 admettent maintenant l’outil informatique et plus généralement l’outil numérique comme une arme supplémentaire, comme l’était l’aviation au début du 20ième siècle. Un pays qui a cette doctrine ne peut pas non plus ne pas avoir des gens qui cherchent pour faire des armes, en sachant que les armes ultimement ont pour but de maintenir ou de regagner la paix. Ce qui ne veut pas dire que cette optique-là se fait de manière débridée et sans contrôle, on est extrêmement attachés à l’éthique et à la réglementation, d’ailleurs on forme tous nos étudiants dans ce sens-là. Mais malheureusement, dans un arsenal militaire, on ne peut plus se contenter d’avoir seulement du défensif, il faut aussi penser à l’offensif, car ça doit faire partie intégrante d’une doctrine d’un grand pays.


Qu’est-ce que le cyber et la cyberguerre ?

Agence Info Libre: Vous parlez beaucoup d’offensif et d’attaque informatique. Afin de mieux comprendre de quoi il s’agit, pouvez-vous nous donner des exemples ? On entend parler dans les médias de cyberguerre. En quoi cela consiste ?

Éric Filiol: C’est vrai qu’on parle beaucoup de « cyber » en général, de « cyberattaque » et de « cyberguerre », d’ailleurs on en parle très mal. Il y a une sorte d’hystérie et de mode, mais on est très loin de la réalité. Ça ne veut pas dire que la dimension numérique – je préfère la dimension « numérique » à la dimension « cyber », où cyber est emprunté d’ailleurs de manière malhabile aux travaux de Wiener dans les année 60. Le numérique a envahi nos vies et effectivement, c’est une dimension avec laquelle il faut compter. Mais elle n’a pas l’impacte qu’on imagine.

On a mené beaucoup de travaux pour montrer que la dimension numérique dans la phase de renseignement d’une attaque. Quand vous menez une attaque, il y a trois phases. Il y a d’abord la phase de renseignement, où l’attaquant se renseigne sur sa cible, ensuite il y a la planification de l’attaque, c’est-à-dire qu’il met en œuvre des forces et qu’il les combine, et il y a l’attaque elle-même. Quand on observe les attaques, on s’aperçoit que les phases les plus importantes sont les deux premières, où le numérique, avec des techniques de renseignements qui sont extrêmement efficaces, joue un rôle très important alors qu’il y a très peu de recherches dans ce domaine-là. Et finalement les gens ne voient dans la partie attaque que la dernière phase. Or c’est un peu une hérésie, parce que personne ne se lève un matin en se disant : « Tiens, je suis en forme, aujourd’hui je me fais ce site-là ! », ou alors il se fera prendre et ce sera tant mieux pour lui.

Donc finalement, on oublie l’opérationnel pour se concentrer sur la finalité. Quand on regarde la conception que les gens ont de la cyberguerre, pour eux ça consiste à attaquer un serveur et à déployer un virus. Ça ce sont les outils. Il faut pas confondre les moyens et les buts, les outils et l’opération. Un attaquant, avant de se dire: « Tiens, je vais utiliser un virus ! », il se dit : « J’ai une cible, j’ai un effet à obtenir, comment je vais pouvoir obtenir cet effet sur cette cible ? » Effectivement, avec l’arrivée du numérique, des outils numériques pourront être utilisés, mais ce que nous enseignons à nos étudiants, c’est aussi qu’il faut penser classique. On a publié un article récemment, et ce sera l’occasion de vous citer un genre d’attaque un peu différent, dans lequel on a analysé une grande infrastructure nationale, on a pris le réseau électrique américain. On a ciblé sur le réseau électrique américain la partie ouest. Pourquoi la partie ouest ? Parce que simplement il y a la Californie, huitième économie du monde. Imaginons qu’on arrive à la bloquer de manière durable. On aura des incidences, on travaille beaucoup sur les effets domino. L’effet à obtenir, c’était de couper l’électricité pendant 48h. Ce qu’on a fait, on a utilisé beaucoup de moyens, on a fait du renseignement. Ce renseignement nous a permis de re-cartographier complètement le réseau électrique, mais aussi d’ajouter de collecter des tas d’infos sur les sous-stations, lesquelles sont gardées ? Lesquelles sont obsolètes ? Lesquelles ont des problèmes ? Quel est l’état des routes ? L’état des routes c’est tout bête mais prêt d’une station électrique c’est les capacité d’intervention et de réparation. Des tas d’infos qui ont l’air anodines en apparence. On a commencé à traiter ça sémantiquement, avec du Big Data. On s’est intéressés à regarder les ???, donc on a créé les modèles mathématiques, qu’on est en train de développer avec une société sur Rennes. L’idée c’était de se dire que dans tout ce réseau et ses dépendances qui ont l’air de former un magma complexe, et on est toujours sur la phase de renseignement et un peu de planification, combien d’objectifs et de sous-objectifs (pylône, sous-station, etc) il faudrait détruire, si possible en nombre minimal, pour incapaciter la totalité du réseau. C’est là qu’on crée ces effets dominos. On s’est aperçu qu’il fallait détruire neuf objectifs. C’est-à-dire qu’avec neuf personnes, on est capable de détruire, ou plutôt d’incapaciter de manière durable, et de produire cet effet domino.

C’est ça le potentiel du « cyber ». C’est de combiner l’Open Data, c’est-à-dire la masse colossale d’informations, de le traiter avec du Data Mining ou du Big Data, ce sont des bases de données en téraoctets, pour optimiser finalement une approche tout à fait conventionnelle.

Agence Info Libre: Ces neuf personnes ont-elles besoin de support et de beaucoup de travail de préparation pour réaliser cette opération ?

Éric Filiol: Non. En gros, c’est le travail d’état major. Celui qui est sur le terrain, le commando, n’est pas celui qui en état major a fait le renseignement et a planifié l’attaque. Si vous voulez, le renseignement a pour but de savoir ou se trouvent les zones critiques, noyées dans cette masse colossale de données. La planification, c’est pour dire: « Bon ok, maintenant que je sais où taper, qu’est qu’il me faut ? » Ce qui est intéressant avec cette vision, c’est qu’on peut préparer l’attaque des mois à l’avance, mais l’attaque en elle-même est très ponctuelle et avec un nombre [d’hommes] limité. Autrement dit, pour moi le numérique, même si les approches classiques ne sont pas à exclure, c’est comment faire autant de dégâts qu’autrefois une division avec maintenant un groupe.

Le renseignement va aussi montrer toutes les interdépendances. L’effet domino, c’est de savoir que si je tape de manière localisée là, il y a un phénomène d’amplification. Parce qu’on a tellement connecté les choses, et ça va exploser avec les objets connectés (l’Internet des objets), que finalement on est en mesure de faire des effets dominos.

Agence Info Libre: Vous avez dit en préparation de cet entretien, qu’on enseignait de plus en plus les techniques de sécurité de manière offensive, plutôt que défensive.

Éric Filiol: Prenons l’exemple de Renault. Quand ils font une voiture, ils pourraient très bien construire une voiture [et s’arrêter là]. Mais dans la mesure où ça a un impact sur la sécurité des passagers, la première chose qu’ils font quand ils ont une voiture qui tient à peu près la route, c’est de la précipiter contre un mur, ce qui s’appelle un crash test. Pourtant on voit bien que le but n’est pas d’inciter les gens à envoyer leurs voitures contre des murs, des épiceries et des bijouteries.

C’est l’approche de l’attaquant. Vous ne pouvez pas évaluer un système et prétendre qu’il est sécurisé sans l’avoir éprouvé. Dans le système bancaire, c’est ce qu’on appelle les stress tests. Quand vous avez un système, vous devez l’évaluer avec cette vision « offensive » et « active ». Vous n’envoyez pas des hommes au combat sans les avoir au préalable entraînés et mis dans des situations de stress pour voir comment ils vont résister. Cette approche de l’attaquant est donc naturelle. Tout notre processus de sélection, par exemple au niveau de l’éducation, c’est mettre les élèves en situation pour voir s’ils vont être capables de résoudre un système dans une situation critique, un examen étant un forme de situation critique. Cette vision de l’attaquant est donc saine.

C’est là où nous insistons sur l’aspect éthique. Si c’est une démarche pédagogique, scientifique et opérationnelle extrêmement importante, elle n’autorise pas pour autant sa mise en pratique de manière incontrôlée, ou en tout cas en marge de la loi, ou au delà de la loi. Ça c’est très important et on est extrêmement vigilants, sur les rappels constants à la réglementation et au-delà de la réglementation, à l’éthique.

C’est une démarche intellectuelle et opérationnelle mais qui ne serait être un blanc-seing pour faire n’importe quoi.


Wikileaks, Snowden… La souveraineté nationale française vis-à-vis des États-Unis ?


Agence Info Libre: Le gros sujet que nous souhaitions aborder avec vous, c’est la problématique de l’indépendance et la souveraineté de la France, notamment en matière de renseignement mais aussi plus généralement en matière de défense. Vous avez été auditionné par le Sénat en avril 2014. Il existe un rapport de cette audition accessible sur le site du Sénat, dans lequel vous décrivez votre pensée sur la perte de souveraineté en matière de renseignement par rapport précisément aux États-Unis. Pouvez-vous redévelopper cette question-là ?

Éric Filiol: J’ai eu la chance, l’occasion et l’honneur, parce que c’est important quand on peut contribuer même très modestement à l’évolution de la doctrine de son pays ou à la vision française de nos hommes politiques, de rencontrer deux parlementaires qui étaient vraiment préoccupés. On dit souvent que les parlementaires sont dans leur tour d’ivoire, mais ils étaient vraiment inquiets, je pense que le terme n’est pas trop fort, d’une certaine dégradation de la position de la France. On les a incités à être particulièrement libres. S’il y a une chose que je ne sais pas faire c’est la langue de bois, donc j’ai pu leur exprimer toutes mes interrogations, mes retours fondés à la fois sur mon expérience d’ancien militaire mais aussi de la recherche.

Effectivement, je pense qu’on est dans une situation très préoccupante. Alors que la France qui est un pays qui a vocation à être culturellement, scientifiquement, industriellement, un des pays vraiment majeur de la planète, on n’en a plus la volonté. Reprenons notre exemple du « cyber », ce que je disais à nos parlementaires, c’est : « comment peut-on imaginer une « cyberdéfense » quand on travaille de manière contrainte avec les outils fournis par l’adversaire ? » Je veux bien qu’on mette du Windows partout dans la défense, mais quand on sait que c’est un logiciel américain, j’imagine mal que les Américains donne un logiciel qui pourrait se retourner contre eux. Quand on voit les révélations de Snowden, et on n’en est qu’au début, il y a tout lieu d’avoir a minima le principe de précaution et d’arrêter d’être naïf. Cette dépendance vis-à-vis des États-Unis est une situation d’hégémonie au niveau des standards, culturels et industriels. Il ne faut pas se voiler la face, elle n’est pas le fait exclusif des États-Unis. Il se trouve que les États-Unis, c’est 50% du marché mondial des technologies de l’information. À moins de vouloir se priver de 50% du marché mondiale, tout le monde suit les standards américains. Le député Carayon disait : « La force d’un pays est d’imposer ses standards. » Quand un pays est capable d’imposer ses standards, il est en mesure de contrôler le reste du monde. La puissance commerciale, en réalité, cache, permet une puissance stratégique. Mais demain, on l’a vu avec le problème des routeurs, et ce problème n’est toujours pas réglé, il y a une autre puissance hégémonique qui se lève : la Chine.

À ce jour, ce qui est malheureux, c’est ce que je disais à nos parlementaires, alors qu’on avait une industrie du routeur et qu’on a des entreprises innovantes, on pourrait citer (pas que dans les routeurs d’ailleurs) : Arkoon, Netasq, Cassidian, on avait Alcatel à l’époque, avant qu’ils soient racheté par Lucent, on est malheureusement contraint à choisir d’être espionnés par les Américains (routeurs Cisco) ou par les Chinois (routeurs ZTE), ce qui est un peu gênant. La France ne manque pas d’ingénieurs, et d’ingénieurs brillants. On a quarante ans de succès industriels. Je pense qu’on est capable de faire les choses aussi bien et même mieux que les Américains.

Je crois que de ce point de vue-là, il ne faut pas oublier que la France dispose d’un certain génie dans bien des domaines. Pour prendre un domaine qui n’est pas numérique et qui a fait l’objet de rappels timides dans la presse récemment, prenons l’exemple des drones. Le drone est un outil merveilleux et qui d’ailleurs bien utilisé pourrait avoir une application dans le « cyber » parce que récemment des gens ont montré qu’on pouvait infecter des ordinateurs en infectant des drones, plutôt de type nano ou micro drone. Notre armée qui dispose pourtant de fleurons technologiques fabuleux (DCNS, Thalès, Cassidian et puis toute nos start ups innovantes), achète ses drones aux États-Unis. Avec comme conséquence que ce sont les États-Unis qui décident quand nous les faisons voler, à partir de quels pays et sous leur direction, sur des guerres où en plus les Américains refusent d’intervenir. Ce n’est pas ma définition du mot « souveraineté ».

Voilà donc deux exemples qui montrent que nous avons perdu notre souveraineté. Ça fait mal de le constater. c’est peut-être politiquement incorrect de le dire, mais c’est le cas. Donc est-ce que la France a encore la capacité à se défendre ? Je pense que oui. En a-t-elle la volonté dans un esprit autre que la vassalisation par les grandes puissances ? Ça reste une interrogation.

Agence Info Libre: Vous diriez que la France est vassalisée aux États-Unis aujourd’hui ?

Éric Filiol: Le nier serait d’une naïveté confondante. Je préférerais savoir que c’est un choix politique, discutable ou pas. En tout cas, en tant que Français je le trouve discutable. Que les hommes politiques n’en aient pas conscience, je trouve cela extrêmement grave.

Agence Info Libre: Peut-on dire qu’ils n’en ont pas conscience sachant par exemple que la réaction du Président Hollande aux dernières révélations de Wikileaks sur l’espionnage de l’Élysée par la NSA était très conciliante avec les États-Unis. Il avait eu le même genre de réaction lorsque la France avait interdit de survol le président Bolivien en 2013 parce qu’une rumeur, dont on s’est aperçu après coup qu’elle provenait probablement du renseignement américain, disait que Snowden était peut-être à bord de l’avion…

Éric Filiol: … Ça s’appelle de l’InfoOps.

Agence Info Libre: François Hollande est un ancien « young leader » de la French American Foundation, et plus généralement beaucoup de dirigeants français à l’Élysée, au gouvernement, au Sénat et à l’Assemblée Nationale font partie de réseaux d’influence américaine.

Éric Filiol: Les Américains sont très forts et nos hommes politiques ne comprennent pas que le renseignement c’est aussi de l’investissement sur du long terme. Effectivement, tous nos leaders sont très proches des milieux de pensée américains mais en fait les États-Unis sont très forts parce qu’ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas avoir de maîtrise des objectifs financiers et économiques de notre pays s’ils n’avaient pas aussi une maîtrise des esprits.

Dans des travaux que j’ai faits récemment, j’ai montré qu’il y avait cinq phases de contrôle, la dernière est une prise de contrôle de nos esprits. C’est un phénomène d’acculturation. Il faut sur une génération ou deux inciter les populations européennes à penser et à aimer américains. C’est Walt Disney, ce sont nos séries, etc. Cherchez une série qui n’a pas un titre anglais. Elles sont même diffusées en anglais maintenant, ce qui dans un pays qui défend l’exception culturelle est choquant. La loi Toubon n’a à mon sens jamais été appliquée. Donc on voit bien qu’il n’y a pas que l’aspect technique et l’aspect économique, il y a aussi l’aspect culturel. Or dans un pays qui pratique l’exception culturelle, et on peut s’en féliciter, nous n’avons jamais été autant américanisés que maintenant. Et ce sont nos jeunes les prochaines victimes. Nous les vieux on a connu l’avant-Internet. On a encore des réflexes et je pense que la culture américaine comprend qu’on est « irrécupérables ».

C’est pour cela qu’elle a investi dans des jeunes prometteurs, qui sont maintenant Président de la République. Effectivement cette association américaine et d’autres ont investi dans des jeunes gens prometteurs, ils vont à Science Po, ils vont à l’ENA, financent des des voyages d’échange, etc, pour que nos décideurs voient les États-Unis comme un pays ami. C’est vrai que le peuple américain est ami, n’oublions pas qu’ils sont venus nous libérer des nazis. Au passage l’amiral de Gaulle rappelait que le gouvernement américain, que je distingue fortement du peuple américain, distribuait un petit livret pour expliquer que les États-Unis débarquaient en Normandie pour asseoir la domination économique américaine. Parce qu’il fallait bien expliquer aux américains pourquoi ils allaient se battre. Mais je ne voudrais pas que les Américains oublient, en particulier s’agissant de la France, que s’ils sont une nation libre c’est grâce à Lafayette et aux Français. Et à une époque où on célèbre le bicentenaire, ce serait bien que notre courage politique et qu’un certain bon sens rappellent aux américains qu’ils existent parce que la France était là, entre autres.

Agence Info Libre: Le fils ou le neveu du Général de Gaulle a refusé récemment de participer aux commémorations du débarquement en rappelant que de Gaulle ne voulait pas que les Américains instaurent l’AMGOT en France, c’est-à-dire un « second gouvernement d’occupation après les Nazis » selon les termes de de Gaulle.

Éric Filiol: C’est ce qu’ils voulaient faire. Au passage, le Général de Gaulle a pris dans le domaine « cyber » des décisions clairvoyantes mais je n’ai pas le temps de rentrer dans les détails. Je parlais de la puissance économique qui permet d’asseoir une puissance stratégique, le Général De Gaulle avait vu qu’il fallait faire l’Europe de Brest à l’Oural. Je pense que si on avait fait cette Europe, et il n’est jamais trop tard mais je pense que les Américains veulent tout sauf cela, on aurait le plus gros marché intérieur avec un poids économique moyen plus élevé qu’aux États-Unis. Parce que les États-Unis sont une puissance riche mais il y a énormément de pauvres et très peu de riches qui concentrent l’essentiel des richesses. Or l’avantage de l’Europe, si on la faisait de Brest à l’Oural, c’est d’avoir une communion de pensée culturelle à tous les niveaux, mais surtout on aurait le plus grand marché intérieur du monde. Un vrai marché intérieur, pas celui des Chinois avec un milliard de pauvres au niveau du moyen-âge et 400 millions de personnes qui sont à peu au niveau, même s’il n’est pas dit que ça dure. Mais le pouvoir économique moyen de l’Européen dans cette Europe serait très fort. Donc on serait dans la situation d’imposer notre culture, qui n’a pas à démériter.

Maintenant, vous parliez du refus de ce descendant du Général de Gaulle de participer aux commémorations, et heureusement qu’il y a encore des gens qui ont du courage, je trouve extrêmement grave que nous ne soyons pas allés aux commémorations en Russie [ndlr: le 9 mai 2015 à la fête de la victoire], ce qui a été très mal vécu. Il faut savoir que si on parle beaucoup du débarquement américain, ce débarquement n’aurait pas été possible si les Russes n’avaient pas sacrifié autant de personnes pour vaincre l’Allemagne nazie. C’est le pays qui en a sacrifié le plus. Ça a été un carnage. Eux l’appelle la grande guerre patriotique et ils ont été vexés de notre absence, voire meurtris, car les Russes sont extrêmement proches des Français et de l’Europe. On ne peut pas juger un pays à son dirigeant et écarter la population, c’est beaucoup plus complexe. Je pense qu’on a plus de choses à faire avec la Russie, notamment pour rééquilibrer les choses au niveau géostratégique. Se rapprocher des Russes ne veut pas dire perdre son indépendance.


L’alternative russe ?

Agence Info Libre: N’y a-t-il pas quelque chose d’inquiétant du côté des Russes, qu’on a tendance à citer comme le contre-poids à l’hégémonie américaine, voire comme les « sauveurs », à entendre Poutine passer son temps à promouvoir son projet d’Eurasie. Ne serait-ce pas finalement une volonté d’hégémonie sous contrôle russe après l’hégémonie euro-atlantiste sous contrôle américain ?

Éric Filiol: À part le Général de Gaulle, c’est marrant comme on a toujours tendance à penser que le sort de la France doit obligatoirement être placé sous un parapluie qui soit russo-asiatique ou américain. Bon sang, il faut avoir plus confiance dans notre pays. On a été le pays des lumières. On est un pays, les américains le reconnaissent, qui est la R&D [ndlr: Recherche et Développement] du monde. La France a vocation à être un très grand pays. On oublie par exemple qu’économiquement la France est une nation qui a au moins le potentiel d’être juste après les États-Unis. Pourquoi ? Parce que si l’on prend ce qu’on appelle les zones économiques exclusives, c’est-à-dire la règle qui étant le territoire terrestre au territoire marin, nous sommes le deuxième pays juste après les États-Unis. Notre pays n’est pas seulement la terre mais aussi toutes nos possessions maritimes. Les États-Unis sont à 11,4 millions de kilomètres carré, nous sommes à 11 millions. Viennent ensuite les autres pays loin derrière, donc déjà, économiquement, si on exploitait les ressources maritimes, on aurait une puissance énorme. On a l’arme atomique, même si je souhaite qu’on ne l’utilise jamais. Je refuse l’idée que notre rôle se résume à être un vassal et le dernier à avoir eu cette vision, c’était le Général de Gaulle. Alors il est de bon ton de le brocarder parce qu’on dit que c’est la « France de grand-papa », n’empêche que pour l’instant, je ne vois aucun homme politique qui lui arrive à la cheville, en tout cas en terme non pas de patriotisme, parce que ce terme est à prendre avec précaution, mais avec ce sentiment de grandeur de la France.

Agence Info Libre: Le Général de Gaulle, avant d’être un homme politique était un militaire. Est-ce que ce n’est pas par là que nous pourrions retrouver notre souveraineté, c’est-à-dire par un autre militaire qui aurait le charisme nécessaire sur toutes les forces armées.

Éric Filiol: D’abord, nos forces armées sont réduites à la portion congrue. C’est un peu une peau de chagrin qui rétrécie sans cesse. Il se trouve que la France n’est pas que l’armée. La puissance de notre pays, notre patrimoine, c’est moins nos régiments que maintenant toutes nos start ups innovantes et nos grandes entreprises, et tous ceux qui font la richesse intellectuelle de notre pays. Ce qui est malheureux en France, c’est que les grands hommes ne sortent qu’à la faveur de circonstances extrêmement douloureuses. Nous avons eu Clemenceau et un certain nombre d’hommes, nous avons eu le Général de Gaulle, à chaque fois c’était lors d’un conflit mondial qui a été un véritable carnage planétaire. Sommes-nous vraiment condamnés à devoir sortir des grands hommes qu’à ces occasions-là ? J’espère que non. Je pense que plus que des militaires, il y a des capitaines d’industrie qui participent au rayonnement de la France. Malheureusement nous les incitons plus à partir de France. J’espère que le militaire n’est pas la seule voix de salut, parce que sinon vu l’état de l’armée, il y a un problème.


Les voies politiques françaises alternatives ?

Agence Info Libre: Parlons de la voie politique. Sur la scène politique française, qui est-ce que vous voyez pour représenter et défendre ces idées-là ?

Éric Filiol: Je vais être honnête, ce n’est pas un politique que je verrais. Je verrais plutôt un capitaine d’industrie. Quelqu’un qui a fait ses preuves. Vous savez, le problème de nos hommes politiques, c’est qu’ils vivent dans des tours d’ivoire depuis leur plus jeune enfance, sans savoir ce qu’est une entreprise. Il faut quand-même pas oublier que la richesse dans un pays est créé par les entreprises. Autrement dit, ils auraient une tendance à dépenser de l’argent que produisent les autres. Ils sont formés à l’idéologie pure et avec une absence totale de pragmatisme. Donc je ne suis pas persuadé que le salut soit un homme politique. En tout cas, je vais être honnête, je n’en vois aucun pour ma part, mais vraiment aucun.

En particulier, certaines voix populistes qui se dégagent seraient une catastrophe. Face à des défis qui sont d’ailleurs de nature plus politique qu’économique, du moins l’économie a pris un rôle plus important dans la géostratégie, c’est quoi le véritable pouvoir dans le monde ? Ce ne sont plus nos dirigeants, ce sont les multinationales. C’est Google, c’est Apple, c’est Cisco. Ce sont des gens qui imposent des standards et des façons de vivre. Demain, c’est Netflix. Il ne faut pas se voiler la face. Les grands pouvoirs mondiaux, maintenant sont moins politiques que stratégiques. Ce sera peut-être demain Airbus ou Boeing, parce qu’il va bien falloir que les gens se déplacent. Donc le véritable pouvoir, il est là.

Je peux me tromper, mais l’expérience que j’ai sur le terrain m’incite à penser que le salut viendra par quelqu’un qui sera pragmatique, qui sera au cœur et au fait des réalités du monde actuel, or le poids économique étant ce qu’il est, je verrais plus un capitaine d’industrie, petite ou grande, mais quelqu’un qui a été éduqué sous le sceau du pragmatisme.

Agence Info Libre: Les chefs d’entreprise n’ont-ils pas la réputation d’être apatrides et mondialistes dans leur vision du monde ?

Éric Filiol: Oui, parce qu’il y a ces réalités économiques, qui font qu’on a beaucoup brocardé Total par exemple. Mais Total est un succès Français. Pour des raisons d’optimisation fiscale ou autres, ou tout simplement en terme de management, Total a dû faire des choix, mais tout simplement pour qu’elle reste française et que ça reste un drapeau français planté un peu partout dans le monde.

En France, nous avons un défaut, c’est de croire que l’essentiel du patrimoine économique est aux très grandes entreprises. Un chiffre que je vous cite de mémoire et qui serait à vérifier, il y a moins de 1000 entreprises ayant plus de mille salariés en France. C’est-à-dire que l’essentiel du patrimoine économique est constitué de gens qui se battent tous les jours sur le terrain et qui ne délocalisent. Ce sont des PME, des PMI, des ETI. Il y a des gens, j’en rencontre régulièrement, qui ont le patriotisme économique chevillé au corps et qui se battent tous les jours, quitte à se payer moins que leurs salariés, pour que leur entreprise reste en France, pour que l’emploi reste en France et que les innovations soient en France.

Il ne faut pas que les grandes entreprises soient l’arbre qui cache la forêt. Certes, on nous oppose toujours les grands groupes, qui d’ailleurs ont en face d’eux des groupes beaucoup plus grands. Avoir une vision purement franchouillarde ou franco-française nous limiterait. Le terrain de jeu c’est le monde. Donc il faut optimiser les outils pour que nos grandes sociétés soient capables de lutter à armes égales avec ces grands groupes. On parlait des militaires, la guerre impitoyable se situait autrefois sur le terrain. Elle n’est pas moins impitoyable maintenant, il y a juste du chômage et des gens qui perdent des parts de marché. Il faut s’assurer que c’est fait dans une certaine éthique. Peut m’importe les optimisations fiscales que peut faire Total, je vois ça comme autant de drapeaux français plantés dans le monde. Et je préfère que ce soient des drapeaux français qui soient plantés de cette manière que des drapeaux américains, chinois, anglais ou autres. Je pense qu’il faut malheureusement avoir maintenant une vision plus large, plus mondialisée, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas défendre nos valeurs. Je préférerais que ce soit des valeurs françaises qui partent à la conquête du monde plutôt que les valeurs américaines et les valeurs chinoises. On n’a pas à rougir de nos valeurs et encore une fois, la France est un pays qui n’a pas à être vassalisé par un quelconque pays.

Maintenant, qu’on s’inscrive dans une dynamique, dont on a d’ailleurs vocation à être l’un des moteurs et l’un des pilotes. En Europe, on a parlé beaucoup d’axe franco-allemand. Pour l’instant il est un peu en faveur des Allemands mais n’oublions pas les succès de la France qui encore une fois est un pays qui a vocation à être un très grand pays dans bien des domaines. Il suffirait juste que les gens en soient convaincus, en particulier les hommes politiques.

Agence Info Libre: Comment inverser la vapeur ?

Éric Filiol: C’est difficile. J’ai relu les mémoires de Churchill. Il fallait à l’époque ce qu’on appelait un sursaut churchilien ou gaullien mais pour ça il faudrait l’homme. Il y a peut-être une personnalité qui nous manque et qui doit être révélée. On peut faire confiance peut-être à la jeune génération, qui mine de rien sait qu’elle va beaucoup souffrir. En tout cas ça peut pas durer de cette manière-là.

Propos recueillis par l’Agence Info Libre le 22 juillet 2014.

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